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Adeline

Dreamata

Dernière mise à jour : 12 nov. 2022


Le soleil chaleureux se levait sur Dreamata, ses rayons s’insinuaient progressivement à travers mes volets, sous mon regard éteint. Alors que dans la cité, la vie sillonnait les rues avec gaieté, j’étais isolée comme une pestiférée. Je ne sortais qu’en fin de journée pour subvenir à mes besoins, avoir un semblant de vie sociale et admirer la vue. J’attendais ce moment avec impatience, mais d’abord, place au sommeil. Je me dissimulai sous ma couverture et me rendormis.


Je me réveillai au crépuscule. Je préparai un petit-déjeuner copieux. Je pris une douche vivifiante pendant que mon repas mijotait. Je mangeai rapidement, puis sortis me promener, accompagnée de mes compères, Kalm et Djoy. Nous grimpâmes au sommet de l’île. Une vue imprenable s’offrait à nous. La mer Espiritya, déesse des eaux, semblait infinie. La plupart des rêveurs se sentant bien et n’ayant pas eu l’esprit altéré par une âme tourmentée, Dreamata naviguait paisiblement. Nous pouvions distinguer des dauphins nageant gaiement. Le chant ravissant des sirènes accompagnait ce beau tableau. Même après quelques années d’expérience, je n’en revenais toujours pas ; c’était nous qui provoquions ce type de merveille ! Nous fermâmes les yeux pour mieux savourer cet instant. Djoy et moi les rouvrîmes à regret, dérangées par Kalm. « Allez, au travail maintenant ! N’oubliez pas notre réunion hebdomadaire de demain, 20 heures, n’est-ce pas, Faith ? ». « Oui, chef », répliquai-je en levant les yeux au ciel. Le visage de notre maître se radoucit, mais le ton de sa voix était sans appel : « Inutile d’être sarcastique ! Rentrons ! ». Nous retournâmes dans nos maisonnettes, non sans avoir contemplé une dernière fois le somptueux paysage.


Ma nuit de travail fut harassante. Je sombrai dans un profond sommeil. Je me réveillai à 19h50. « Par Espiritya, c’est l’heure ! » Dans les dernières lueurs de cette soirée d’été, je me rendis précipitamment aux menhirs, à l’aide de mes ailes féériques. Kalm et Djoy m’attendaient au centre des imposantes roches, les bougies déjà allumées pour le rituel hebdomadaire. « Toujours la dernière, Faith. Tu ne pourrais pas quitter ton lit plus tôt, marmotte ? » me taquina mon maître. « Non impossible, je l’aime trop ! Allez, ne traînons pas, je ne sais pas vous, mais moi, mes patients m’ont vidée ! » Je saisis leurs mains.

« Déesse de la Lune, je vous prie de nous entendre et de nous offrir de l’énergie onirique afin que nous menions à bien notre mission. » Nous fermâmes les yeux pour l’accueillir. Les rayons lunaires nous traversèrent. Pour finaliser le rituel, nous nous inclinâmes respectueusement. Kalm récita l’incantation finale et dessina le signe onirique sur notre front pour une incorporation complète. Comme à chaque fois, je me sentis revitalisée, prête à retourner à l’assaut des rêves tourmentés de mes patients.


Le rite accompli, nous commençâmes l'entrevue. Djoy s’exprima d’abord : « Le dernier faisait un cauchemar effrayant. Il était perdu au milieu de la forêt et des monstres le poursuivaient. J’ai fouillé dans sa psyché, puis j’ai vite compris la source de son mal. Trop souvent abandonné par les familles d’accueil, il craignait que sa compagne en fasse autant à l’avenir. Il s’imaginait que quelque chose clochait chez lui. J’ai dû le faire revenir aux origines de sa peur, dans son enfance. Je l’ai ramené petit à petit vers le présent, lui montrant combien la situation actuelle était différente. Je lui ai laissé voir des moments précieux vécus avec sa partenaire, puis ce qu’il vivait enfant. À la fin du cauchemar, les monstres s’en étaient allés et le patient cherchait son chemin, guidé par la douce voix de sa bien-aimée. Je ne sais pas si une séance suffira pour le guérir, car son enfance l’a marqué, mais je l’ai rassuré. » Kalm acquiesça : « Tu as fait la bonne démarche. »


Il me regarda, attendant le récit de ma dernière séance. Je m’éclaircis la gorge : « Le mien aussi était difficile à voir. Le rêveur disparaissait sous une coulée de lave, il agonisait. J’ai d’abord pensé à des émotions incontrôlables, à une possible dépression, puis je me suis concentrée sur son esprit. Cette personne est malade et elle était persuadée qu’elle allait en mourir car c’est une maladie héréditaire ayant fait succomber la plupart des membres de sa famille. La coulée de lave tuant quelqu’un signifie que le rêveur se sent pris au piège. J’en ai déduit que c’était dans son cas la croyance en une mort certaine. Je lui ai alors montré plusieurs personnes atteintes de la même maladie, ayant survécu et témoignant. Elles disaient qu’elles n’avaient jamais perdu espoir et que leur attitude combative les avait sans doute sauvées. Face à ce message d’espérance, la lave s’est retirée de son corps. J’espère qu’il survivra. » Djoy intervint : « S’il ne survit pas, il aura reçu un message positif de son ange gardien. N’y pense pas trop. S’il se rétablit, ce sera sûrement grâce à toi, petite fée onirique. ». Je souris, elle trouvait toujours les mots justes. Kalm s’exprima à son tour et brisa ma bonne humeur :

« Très bonne analyse aussi, mais fais attention, tu sais très bien ce que l’île risque si l’un de nous est téméraire. Si vous sentez que c’est trop difficile, vous devez m’appeler. ». Je répliquai, agacée par son avertissement : « Oui, Kalm, bien sûr, mais je contrôlais la situation ! ». Il répondit « Je le sais, mais fais quand même attention, d’accord ? On ne sait jamais. » Je hochai la tête pour clore la discussion, puis nous partîmes manger ensemble tandis que je maudissais intérieurement ma susceptibilité.


De retour dans mon logis, je m’installai en tailleur sur mon lit. La pierre de rêves dans les mains, je fredonnai l’incantation me révélant le rêve d’un patient. J’attendis un peu puis l’image se dessina devant moi, comme lentement esquissée par la main invisible de son esprit. C’était une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle se tenait sur une plage de sable fin, seule, face à la mer. Le lieu était désert et maussade ; le temps était pluvieux. J’observai le visage de la rêveuse. Son expression était sereine, de prime abord. Pourtant, quand je m’immergeai dans la profondeur de ses yeux, je vis de l’obscurité, un vide abyssal. Je reculai. Je me repris et je fis le lien entre le lieu et l’état de son âme. Elle faisait probablement une dépression, voire pire… Je me perdis dans le néant de son regard. J’y cherchai une émotion, un souvenir, sans succès ; son âme semblait scellée. Ma patiente continuait de contempler la mer tout en s’en rapprochant. Elle avançait comme un automate ; on eût dit que son esprit avait déserté son corps. La rêveuse entrait progressivement dans les flots, me laissant en témoin, impuissante. Je persistai à tenter de lire dans son esprit. Seulement, pendant ce temps-là, la situation empirait. L’eau atteignait déjà sa taille… Dans le même temps, je sentis que Dreamata se mouvait. Je me centrai sur ma pierre de rêve en fermant les yeux pour ressentir les énergies de la trajectoire. Je secouai la tête, catastrophée. Ma patiente avait influencé l’état d’esprit des autres rêveurs tant son âme était sombre !


J’appelai télépathiquement mon maître. Quelques secondes plus tard, j’entendis sa voix résonner dans ma tête : « Que se passe-t-il ? ». Je répondis d’une traite : « C’est très mauvais ! Je n’ai pas pu voyager dans l’esprit de ma patiente ! Ses sentiments, ses souvenirs… Rien ne m’est accessible ! En plus, Dreamata se déplace dangereusement ! Je soupçonne ma rêveuse d’avoir affecté l’esprit de nombreux rêveurs à cause de son âme macabre ! J’aurais dû t’appeler plus tôt ! » Un bref silence s’ensuivit : « Tu ne pouvais pas savoir, j’aurais dû mieux vous former… Je vais contacter Djoy, nous devons tous nous allier pour une mission de cette envergure. Garde ton sang-froid, c’est déjà assez difficile comme ça… » Il déserta mon esprit, me laissant seule avec ma culpabilité, ma panique, mon impuissance et cette femme malheureuse. Je me repris en faisant un exercice de méditation quand mon amie surgit dans mon cerveau : « Oh là là, c’est d’un glauque ce cauchemar, Faith ! On ne peut pas la laisser dans cet état ! ». Je renchéris, la voix tremblante : « Je ne te le fais pas dire ! Son esprit est indéchiffrable et elle a accablé beaucoup d’autres rêveurs ! Nous devons vite redresser la trajectoire de l’île ou nous courrons tous à notre perte ! ». Face à notre désespoir, Kalm intervint : « Pas d’inquiétude, je devrais y arriver ! Cependant, je suis moins puissant à distance ; tu dois m’invoquer. » Je récitai l’incantation puis il fit une entrée fracassante quelques secondes plus tard, au pied de mon lit. Il étouffa un juron en s’installant à mes côtés, puis il marmonna qu’il allait invoquer notre acolyte.


Pendant qu’il agissait, Djoy et moi regardâmes par la fenêtre. Le ciel bleu azur cédait la place à des nuages ténébreux qui envahissaient de plus en plus Dreamata.

« Il faut faire vite !», m’alarmai-je. Un coup de tonnerre retentit au même instant. Comme Kalm ne réagissait pas, nous nous tournâmes vers lui. Il était blême.

– Je ne comprends pas… Comment...

–Par Espiritya ! Tu n’as pas réussi ?!

–Si, j’ai tout vu et je ne sais pas comment c’est possible… Elle a accumulé plein de malheurs et tout ressort seulement maintenant… Je ne comprends pas, le rêve est la manifestation de l’inconscient alors comment, pendant toutes ces années, n’a-t-on rien…

Djoy l’interrompit à son tour :

–Désolée mais ce n’est pas le moment de chercher des réponses, nous devons agir !

Il acquiesça avec gravité puis nous regarda :

–Je vais vous transmettre ce que j’ai vu. Êtes-vous prêtes ?

Nous hochâmes la tête puis il nous avertit :

–Ok. Accrochez-vous, ça va faire mal…

Sur ces mots, nous formâmes un cercle. Une pointe d’appréhension me gagnait. C’était la première fois que je visitais un esprit néfaste pour Dreamata… Moi qui avais toujours confiance en nos capacités d’attrape-rêves, j’étais désormais en proie au doute… Je n’avais jamais eu à sauver l’île, généralement, nous contrôlions la situation… Comment allais-je… Je n’eus pas le temps de poursuivre ma réflexion que déjà nous tombions dans les abysses de ses souvenirs à une vitesse fulgurante :


Attouchée à cinq ans par son oncle quand ils se retrouvent seuls.


Piégée par un pervers narcissique à 18 ans, violences physiques et verbales pendant

deux ans.


Isolement dans sa bulle intérieure, aussi dure qu’une pierre…


Affinités avec une collègue et éclatement de la bulle. Amie altruiste, resplendissante de bienveillance et de joie de vivre.


Compliments de l’amie : « Tu as une belle plume, tu mêles habilement l’autobiographie et la fiction, je suis sûre que ça pourrait aider des gens ! Tu devrais tenter ta chance auprès de la maison d’édition de Dreamata, je suis certaine que ça éveillerait leur attention ! »

Non, ce rêve est inaccessible, mais baume au cœur. Sourire.


Retrouver goût à la vie et espoir en l’humanité, avoir trouvé son phare dans l’obscurité… Puis…


Perdre son unique amie… La voir disparaître dans les flots, après qu’elle l’ait sauvée…


Souhaiter la rejoindre, regretter de ne pas avoir trépassé à sa place. N’aurait manqué à personne, elle, tandis que son amie…véritable ange parmi les vivants, toujours là pour aider ceux dans le besoin. Vite en finir, se débarrasser de cette culpabilité et la revoir.


Face à ces visions, des larmes inondaient nos joues. Comment allait-on la tirer de là ? Comment allait-on sauver Dreamata ? Je me tournai vers Kalm, emplie d’espoir. Il prit la parole : « Il faut que vous alliiez vos forces. Vous allez lui apporter espoir et joie, le calme en découlera naturellement. Vous n’avez donc pas besoin de mon intervention, je serai juste là si besoin. Faites vite pour l’empêcher de pénétrer entièrement dans l’eau. Réfléchissez rapidement au message que vous voulez lui transmettre. ». Deux minutes plus tard, nous récitions l’incantation nécessaire.


Retour dans le passé. Djoy lui refaisant revivre les moments vécus avec la défunte. Lui montrer qu’elle avait aussi apporté du positif à sa vie. La laisser revoir le visage de son amie s’illuminer en sa présence et l’importance qu’elle avait pris dans son existence.


Revenir au naufrage. Sa sauveuse lui souriant au moment de la faire remonter à la surface, ne regrettant pas de s’être sacrifiée, souhaitant permettre à la patiente d’avoir une meilleure vie.


Faith retraçant avec elle son évolution puis lui dévoilant un futur potentiel : Elle, heureuse, montrant à autrui ses capacités. Devenue écrivaine et vivant de sa passion.

Messages, véhiculés successivement, lui redonnant une once d’espoir. Prunelles étincelantes d’émotion. Se retourner et revenir sur la plage. Regarder le ciel, reconnaissante. Voir les nuages disparaître et le soleil percer l’obscurité. Sourire.


Mission accomplie ! Pour l’instant. Certainement besoin d’être suivie à l’avenir pour stabiliser son état.


Nos esprits regagnèrent en douceur nos enveloppes corporelles. Dreamata naviguait désormais paisiblement. Soulagés, nous nous étreignîmes chaleureusement. « Bravo, vous êtes des attrape-rêves aguerries maintenant ! » s’exclama Kalm, empli de fierté. Nous retournâmes au sommet de l’île. La lune, astre opalin, se dressait de toute sa majesté au-dessus d’Espiritya. Sa lumière éclairait généreusement le ciel, nous permettant de contempler le spectacle qui s’offrait à nous ; les créatures marines s’étaient réunies dans un magnifique bal aquatique.



Quelques mois plus tard, un roman nommé L’envol du phénix vit le jour.


Adeline


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Le Rapace

2 Comments


jj.sauvaitre
jj.sauvaitre
Sep 23, 2022

Très joli texte et belle thématique de la psychologie et le rêve.

J'aime bien les passages de l'univers insulaire (horizon fini et vie mortelle ) à la mer (horizon infini et vie éternelle).

Très belle plume onirique. J'aime.

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Adeline
Sep 23, 2022
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Merci, cette nouvelle correspond bien à mon univers. Je suis contente que tu aies apprécié

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